Monsieur Laporterie ...
rideau
la ligne de démarcation
Lorsque les bonnes gens de Mont-de-Marsan parlent de Raoul Laporterie, ils ne manquent jamais d'ajouter qu'il reçoit un courrier de ministre. Un courrier sans proportion aucune avec l'activité de son magasin de confection. Un courrier d'un tel volume qu'il a dû mobiliser sa belle-mère, sa femme et sa fille, chargées d'ouvrir les lettres, de trier, parfois de répondre à sa place.
Lettres en provenance de Lille, de Paris, de Bordeaux, de Saintes, de Pantin, de Reims, de Marseille, de partout. Que vend Laporterie pour que l'on glisse son nom de ville en ville, d'ami en ami, comme celui d'un guérisseur fameux ou d'un inépuisable fournisseur de denrées rationnées ? Il ne vend aucun remède miracle. Il « fait passer ». Lettres et gens.
« Monsieur, lui écrit Mlle Alsberghe, qui habite Tourcoing, j'ai eu cet après-midi votre adresse par une amie el j'ose croire que vous m'excuserez de prendre la liberté de vous demander un service qui n'est pas sans danger pour vous.
Si vous croyez pouvoir faire parvenir cette lettre, vous me rendriez très heureuse, car mon fiancé est sans nouvelles depuis un mois... »
Des parents cherchent leurs enfants, des enfants leurs parents et des fournisseurs leurs clients.
Des grand-mères demandent des détails sur la naissance de leur petite-fille. Des femmes sur la blessure de leur mari : Monsieur, excusez-moi de vous solliciter encore une fois... » « Monsieur, excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire; c'est parce que je n'ai plus de nouvelles de ma femme et de mes enfants...
Raoul Laporterie fait un paquet des trois ou quatre cents lettres que le facteur vient de lui apporter. Il les glisse sous les coussins de sa Juvaquatre et s'éloigne en direction de la ligne de démarcation. La voiture 2 134 HU 2 est familière aux Autrichiens du poste. Laporterie est un bon vivant, bavard et aimable. Un soir, ne leur a-t-il pas donné des huîtres ? Ce jour-là, Raoul Laporterie avait glissé sous son siège le drapeau du 52e bataillon de mitrailleurs indochinois - oublié - à Arcachon, dans les combles de l'hôtel de France occupé par un état-major allemand.
la ligne de demarcation
Il passe régulièrement deux fois par jour. Parfois quatre. Jamais seul. Mais toujours avec des papiers corrects. Ses compagnons présentent, eux aussi, d'insoupçonnables ausweis. Ce sont, en apparence, d'honorables frontaliers, des habitants de Bascons, cultivateurs, retraités, petits propriétaires, qui profitent de l'auto du maire.
Le poste de contrôle est situé à la sortie de Mont-de-Marsan, sur la route d'Aire-sur-l'Adour, dans un creux de terrain.
Laporterie coupe le moteur et prépare son Ausweis (Laissez-passer pour la traversée des petites frontières).
Surtout, ayez l'air naturel, souffle-t-il à ses passagers.
Il a avec lui une jeune femme qui rejoint son fiancé, un prisonnier évadé qui veut gagner la zone libre d'où il partira peut-être pour l'Espagne, une femme et son mari, qui, avec leur bébé, vont passer quelques vacances près d'une parente épicière...
Les soldats allemands font descendre tout le monde, vérifient machinalement ausweis et cartes d'identité. Ils adressent un petit sourire à ce bon M. Laporterie qu'ils reverront tout à l'heure. C'est fini. La Juvaquatre prend son élan pour grimper la côte. Les passagers de la voiture s'ébrouent joyeusement.
Eh bien, dit l'évadé, votre truc a marché comme sur des roulettes.
Bah ! j'ai l'habitude, fait Laporterie. Et puis, les ausweis sont bons.
C'est vrai, ça.
Et les cartes d'identité sont bonnes aussi.
L'évadé éclate de rire.
Oui, mais elles ne sont pas vieilles. Laporterie les a terminées quelques heures plus tôt. Et, dans son magasin de Mont-de-Marsan, il a obligé tous ses passagers à se dépouiller de leurs papiers d'identité.
Je vous les renverrai après-demain. Avez-vous apporté une photo ?
Il dévisage ses hôtes, se penche sur un jeu de cartes d'identité.
Voyons, 30 ans, 1 m 70, cheveux châtains, ça devrait faire l'affaire, vous vous appellerez... n'oubliez pas...
A chacun, il donne un nom. Le nom d'un mort.
Maire de Bascons, petite commune de zone libre, située à quelques kilomètres de Mont-de-Marsan, Laporterie a obtenu un laissez-passer pour se rendre quotidiennement à son magasin de Mont-de‑Marsan, en zone occupée. Cette facilité lui permet de faire passer les lettres d'une zone à l'autre. Ce n'est pas assez. Il a imaginé de ressusciter une vingtaine de ses administrés pour lesquels les Allemands lui ont, sans y voir de malice, délivré des ausweis, et pour lesquels il a établi des cartes d'identité presque complètes. Seule la photo manque encore.
Qu'un volontaire pour le passage se présente, Laporterie tient à sa disposition ausweis et carte d'identité véritables. Il suffit de coller une photo pour que tout soit en ordre. Une photo, c'est la seule chose qu'il réclame instamment de ses correspondants. Pas d'argent. Il n'acceptera jamais d'argent.
Juifs, prisonniers évadés, amoureux, commerçants, fonctionnaires se communiquent l'adresse de Mont-de-Marsan. Il en est à son deux millième  passager et ne compte plus les lettres postées, les mandats et les colis envoyés, lorsque la Gestapo s'inquiète de sa débordante activité.
A partir de l'automne 1941 Laporterie répond, avec une mélancolie de demi-solde, aux lettres qui arrivent toujours : « Les circonstances actuelles m'interdisent formellement de vous rendre le service que vous me demandez, mais je reste cependant à votre disposition pour vous fournir tous les renseignements utiles. L'affaire dont vous me parlez peut se faire par l'intermédiaire d'un ami... »
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